Essy Amara, ancien ministre des Affaires étrangères, rompt le silence et crache des vérités: «Gbagbo est un acteur très important dans le renforcement du tissu social de notre pays. Au Pdci, nous sommes dans un bateau…»
Essy Amara, ancien ministre des Affaires étrangères, rompt le silence et crache des vérités: «Gbagbo est un acteur très important dans le renforcement du tissu social de notre pays. Au Pdci, nous sommes dans un bateau…»
(Le Nouveau Réveil)-Invité à dire, ce samedi 19 janvier, une conférence sur le thème « La Côte d’Ivoire et le monde de 1945 à nos jours », le ministre Essy Amara a accepté de nous recevoir chez lui pour échanger autour dudit thème. Il s’est également prêté aux questions relatives à la situation du pays et à son parti, le Pdci-Rda.
Vous avez accepté de parler de paix au cours d’une conférence que vous allez dire, ce samedi. Pourquoi un tel choix ?
Nous avons besoin de paix car cela est une évidence. Il faut que chacun œuvre pour la paix. Quand nous voyons tout ce qui se passe au sahel qui est à notre porte par exemple au Burkina Faso, au Niger, au Nigéria et même dans tout le continent africain, nous avons besoin de paix. C’est un monde assez complexe où les conflits ne tiennent pas compte des frontières. C’est pourquoi, il faut que, de temps en temps, nous nous arrêtions pour faire le bilan de la Côte d’Ivoire et voir ce qui a réussi, ce qui n’a pas réussi. Aimé Césaire disait que : « Le plus court chemin vers l’avenir passe par le passé ». Nous sommes tous pour la paix car il n’y a pas d’autre alternative pour la Côte d’Ivoire que la paix. La Côte d’Ivoire a toujours été un Etat pacifique. Elle n’a pas une tradition guerrière.
Vous parlez de la Côte d’Ivoire et de la paix dans le monde. C’est dire que la Côte d’Ivoire a joué un rôle essentiel pour la paix dans le monde ?
Nous avons eu en la personne du Président Houphouët-Boigny, quelqu’un d’exceptionnel qui a eu un parcours exceptionnel. Il a eu à fréquenter tous les grands esprits de la quatrième et de la cinquième République en France. Il avait débuté sa carrière ministérielle dans le Gouvernement de René Pleven en compagnie d’un certain François Mitterrand. Ministre français, il a effectué beaucoup de missions aux Nations Unies, en Europe dans le cadre de la construction européenne dans le groupe parlementaire communiste à l’Assemblée Nationale Française. Il a eu à côtoyer de nombreux syndicalistes dont Georges Marchais et même Enrico Berlinguer d’Italie. Il a fréquenté de hautes personnalités françaises d’origine juive. Ce qui lui a permis d’avoir des relations avec tous les responsables politiques d’Israël. Tout ce parcours a fait de lui un acteur très important dans la recherche de solutions aux nombreux conflits dans le monde. En Afrique, la Côte d’Ivoire a été impliquée dans le conflit du Libéria, de la Sierra Leone, d’Angola, d’Afrique du Sud, du Nigéria. Au Moyen Orient : conflit entre Israël et les pays Arabes. Ailleurs, il a eu à intervenir en Somalie. A Cuba, au Venezuela, en Argentine dans le cadre de la guerre des Malouines. Qu’on le veuille ou pas, la Côte d’Ivoire a été un acteur très important sur la scène internationale.
Vous partez de 1945 jusqu’à nos jours au regard du thème de la conférence, pour aborder cette question de paix dans le monde et en Côte d’Ivoire. Est-ce qu’il y a une raison particulière ?
Il faut partir en réalité de 1960. 1945 fut la naissance des Nations Unies à San Francisco en présence de 51 Etats. En ma qualité de Président de la 49ème Session de l’Assemblée Générale, j’avais co-présidé avec le Président Clinton à San-Francsico le 50ème anniversaire de la création de l’Onu. Cette grande cérémonie qui avait été diffusée en mondovision par la chaine CNN en présence de 1 milliard 500 millions de personnes. Toutes les plaques de commémoration de cette cérémonie font référence à la Côte d’Ivoire du fait que le co-président était de la Côte d’Ivoire
Vous qui avez été un proche collaborateur du président Houphouët-Boigny, comment a-t-il œuvré pour que la paix soit en Côte d’Ivoire de son vivant ?
Quand on voit le parcours d’Houphouët-Boigny, nous pouvons dire que chacun a un destin. Il a été chef des Akouê à l’âge de 5 ans, il a été élève au groupe scolaire de Bingerville. Il a été médecin à Treichville, à Guiglo, à Abengourou. Donc Houphouët-Boigny avait une connaissance parfaite des différentes ethnies du pays. Il connaissait parfaitement l’Ouest du pays. Il a même été président du grand Conseil de l’AOF à Dakar. Pour quelqu’un qui a une mémoire comme Houphouët-Boigny, il a appris beaucoup de choses. Les expériences qu’il a acquises aux côtés des grands du monde lui ont donné une capacité d’analyse prospective des affaires du monde. Ce qui m’a toujours étonné chez lui, c’est sa constante affirmation que le communisme n’allait jamais fêter son centenaire. Le communiste est tombé à 70 ans. Le 9 novembre 1989 après la chute du mur de Berlin, Houphouët a été le premier à féliciter le Chancelier Elmond Kohl et Willi Brand, le Maire de Berlin. Houphouët disait que le communiste ne reflétait pas les réalités humaines du monde. Il a joué un rôle important dans la paix dans le monde même si c’est l’aspect dénigrement qu’on a parfois retenu en disant qu’il était l’ami des Blancs contre les noirs. On a beaucoup magnifié N’Kruma comme le grand panafricaniste par rapport aux autres qui ont balkanisé l’Afrique. Ce sont des vues très simplistes car en réalité, Houphouët a été l’un des plus grands rassembleurs pour la construction d’institutions fortes pour la défense des intérêts africains : Conseil de l’Entente, OUA, CEDEAO, BAD, Air Afrique etc…
Qu’est-ce qui, selon vous, explique que la Côte d’Ivoire a du mal à maintenir cette paix depuis le décès d’Houphouët ?
Toute notre génération a échoué. La réalité, c’est que c’est un constat amer pour nous tous, les héritiers d’Houphouët, que nous avons échoué. Car nous n’avons pas pu sauver le canari qu’il nous a laissé. Il est tombé de nos mains avec des morceaux éparpillés. Bien sûr, les choses, le monde, les mentalités avec une nouvelle génération, la technologie, ont évolué. Franck Fanon disait : « il appartient à chaque génération de rechercher dans une certaine opacité sa mission et se battre pour la réaliser ou échouer ». Il ne s’agit pas de copier un gestuel mais de prendre dans l’Houphouétisme les valeurs et principes qu’il nous a légués et qui sont des valeurs permanentes dans la gestion d’un Etat qui aspire vraiment à la paix dans un tissu social harmonieux favorable à l’édification d’une nation forte, idéal que poursuivait avec acharnement le Président Houphouët-Boigny. Houphouët est quelqu’un qui ne dormait presque pas. Il savait tous les jours ce qui se passait dans le pays profond. Quand il se lève, son premier reflexe, c’est d’appeler les Préfets et Sous Préfets pour savoir s’il y a eu la pluie dans leurs régions. C’est quelqu’un qui était toujours à l’écoute de ce qui se passait dans le pays. Et Houphouët-Boigny vivait en communion avec son peuple et il allait au-delà des problèmes. Il avait cette capacité de se sacrifier pour les autres. Car pour lui, l’exemple vient d’en haut. Et comme il a été Ministre dans un gouvernement français, il connaît les difficultés d’un ministre dans un gouvernement démocratique, qui est scruté à la loupe par la presse. Au niveau de la gestion de l’Etat, la bonne gouvernance était pour lui quelque chose de primordial. Je crois que nous n’avons pas fait honneur à Houphouët-Boigny.
Voulez-vous dire que tous ceux qui se réclament de lui aujourd’hui, n’ont pas appris à connaitre véritablement Houphouët-Boigny ?
Nous l’avons écouté mais nous n’avons pas assimilé les leçons qu’il nous avait données. C’est facile de dire que nous sommes houphouétistes, mais est-ce que nous faisons de l’houphouétisme ? Houphouët, c’est quelqu’un qui recevait beaucoup et qui était d’une tolérance incroyable. Nous avions eu le Fpi en face mais Houphouët recevait de temps à temps Laurent Gbagbo dans les moments difficiles. Houphouët a été lui-même dissident car il a été le premier à défier les Français. Il avait une qualité, c’est qu’il était indépendant. Quand je regarde la plupart des Chefs d’Etat africains, je crois que c’est lui seul qui avait ses propres moyens financiers avant de faire la politique. Il n’était pas préoccupé par les questions matérielles. Partant de là, il avait vraiment le sens du bien public. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’il connaissait le train de vie de chacun de ses collaborateurs. C’était une force morale qui refreinait l’appétit de tous ceux qui exagéraient. C’est une réalité. En Afrique, c’est comme une grande famille et nous nous connaissons tous. Le rôle du Chef de l’Etat, c’est un chef de famille avant tout qui doit discipliner le train de vie de ses enfants. Faire en sorte que le grand frère ne soit pas plus avantageux que le petit frère. De temps en temps, quand il y avait de remaniements, des gens partaient parce qu’ils avaient fait des abus. Il disait qu’il a eu erreur de gestion. Ceci pour dire qu’il veillait sur tout. Quand tu travailles avec Houphouët, tu n’étais pas à l’abri d’une engueulade parce qu’il veillait sur tout ce que chacun fait.
Au regard de ce qui s’est passé récemment aux élections municipales émaillées de violence, doit-on craindre pour 2020 ?
Le président de la République a dit qu’il n’y aura rien, donc nous croyons. Et je souhaite que d’ici 2020, tout se passe bien. En fin de compte, il n’y a rien de pire que ce que les sociologues appellent l’orgasme du pouvoir. Vous avez beaucoup d’acteurs nouveaux qui goûtent au pouvoir et l’orgasme du pouvoir est dangereux. On peut se croire le plus intelligent et le plus fort. Mais Houphouët avait une conception élevée de l’Etat, sa noblesse qu’il faut toujours respecter. Les serviteurs de l’Etat, selon lui, devraient toujours dans leurs attitudes, dans leurs fonctions, se conformer aux nobles valeurs de l’Etat qu’ils servent. Est-ce que c’est le cas aujourd’hui lorsqu’on écoute certains acteurs politiques ?
Doit-on comprendre que ceux qui sont au pouvoir en font un peu trop, selon vous ?
Je ne parle pas du pouvoir en place, mais des acteurs du pouvoir dans tous les pays. Houphouët avait un avantage, c’est qu’il connaissait quand même l’histoire des relations internationales. Disons toutes les péripéties des empires. La déchéance des empires et des royaumes proviennent toujours de l’entourage. Un chef doit être toujours capable de contrôler son entourage car c’est l’entourage qui emmène toujours des problèmes. Connaissant l’histoire, Houphouët prévoyait tout et il ne se laissait pas surprendre par une situation. C’est la force d’un chef. Chacun fait son expérience. Je ne dis pas que ceux qui sont au pouvoir sont mauvais. On peut avoir les plus grands diplômes mais il faut être accroché à l’école de la vie et c’était le concept d’Houphouët. Ce sont les épreuves qu’on traverse qui font la force du chef. Et Houphouët-Boigny a tiré les leçons de toutes ses expériences de la vie. Aussi, était-il viscéralement attaché à la paix. Son idole était le vieux Gon Coulibaly de Korhogo qu’il admirait et qu’il vénérait. Tous les mois, il envoyait Alliali pour aller le voir de sa part. Une des forces d’Houphouët-Boigny, c’est qu’il était très humble. Sous le régime d’Houphouët, nous avons connu des jeunes loups mais de temps en temps, il les engueulait. Il leur disait que quand on est ministre, il y a la noblesse du langage qu’il faut adopter.
Monsieur le ministre, le Pdci-Rda, votre parti, est à la croisée des chemins, pourrait-on dire, avec tout ce qui se passe. Quelle est votre lecture de la situation aujourd’hui quand on sait que l’objectif du Pdci, c’est la reconquête du pouvoir en 2020 ?
Le Pdci-Rda est basé sur le centralisme démocratique c’est-à- dire qu’il ya beaucoup de débats au sein du Pdci. Et c’est ce que le président Houphouët-Boigny a toujours voulu. En réalité, quand on parlait de parti unique, apparemment, il était unique mais à l’intérieur il y avait un débat de fond. Je ne suis pas d’une façon quotidienne ce qui se passe mais en fin de compte, je pense que chacun a un rôle à jouer à son niveau. Je pense que ceux qui sont à la tête du Pdci-Rda ont de l’expérience dans la gestion politique. Le chemin est encore long et j’espère que d’ici 2020, les esprits vont se calmer et que nous allons prendre conscience que nous sommes dans un bateau et que si ça coule, c’est tout le monde qui coule. Donc nous avons intérêt à faire en sorte que le bateau ne coule pas. La Côte d’Ivoire a des potentialités énormes et de grandes élites de talents. Avec les Ministères du Plan à l’époque du Ministre Diawara, nous avions de hauts cadres qui étaient une génération de patriotes. Cette génération a bâti les premiers plans de la Côte d’Ivoire qui sont d’actualité aujourd’hui. Tous ces barrages qui sont construits aujourd’hui étaient prévus. En réalité, quand on regarde les plans de la Côte d’Ivoire, on devrait être au 7ème pont de la ville d’Abidjan. Donc, il y a eu une prospective énorme. Il y a eu ce débat sur la Côte d’Ivoire en 2000. Nous étions déjà en 1970 et des prospectives étaient faites. Quand on voit ces documents, ce sont des travaux énormes qui ont été réalisés. Il y a eu des recherches sur la télédétection. Houphouët-Boigny visait déjà la transformation des matières premières, c’est pourquoi il a formé beaucoup d’ingénieurs. Quand on voit tout ce qui est exploité aujourd’hui comme minerai, cela avait été découvert sous Houphouët. Mais il avait voulu que la Côte d’Ivoire privilégie l’agriculture d’abord. Ceci pour dire que Houphouët était prudent dans sa gestion.
La Cour pénale internationale vient de prononcer l’acquittement et la libération de Laurent Gbagbo et de Blé Goudé. Votre réaction ?.
Je suis heureux de cette décision. J’ai fréquenté l’Université de Cocody et je suis très ami à tous mes condisciples. Laurent Gbagbo était mon ami à la cité universitaire Mermoz et à la Cité rouge à Cocody. Je l’ai connu en tant que voisin. Nous avions de meilleures relations bien que n’ayant pas les mêmes idées politiques. Je suis allé voir Gbagbo à deux reprises à La Haye. Ce n’est pas pour des raisons politiques. Nous avons parlé pendant 4 heures sans évoquer la situation de la Côte d’Ivoire. Aussi bizarre que cela puisse paraître quand j’ai vu la presse en faire son chou gras. Quand Gbagbo avait été arrêté et emprisonné avec Sangaré à Séguéla, j’étais allé leur rendre visite. Ils ont été transférés plus tard à l’Ecole des Forces Armées à Bouaké. Je suis allé le voir à l’EFA à Bouaké à sept reprises. Donc je vois en lui quelqu’un que j’ai connu dans la jeunesse avec qui j’ai passé des moments de joie et de peine. Je suis très heureux qu’il soit libéré car je connais son humanisme et son sens élevé dans la gestion des relations humaines. Lui-même et son parti sont indiscutablement un facteur important dans la concorde et la réconciliation. On ne peut pas cacher le soleil avec sa main, dit-on, et Gbagbo, qu’on le veuille ou qu’on ne veuille pas, est un acteur très important dans les jeux politiques ivoiriens pour la stabilité, le renforcement du tissu social de notre pays.
Vos vœux pour les Ivoiriens en cette nouvelle année ?
Que les Ivoiriens s’arrêtent un peu pour réfléchir, faire le brainstorming. Le passé est une source qui donne des leçons. Chercher à savoir pourquoi nous en sommes arrivés là. La Côte d’Ivoire était le pays le plus adulé. Tout le monde autour d’Houphouët était des amis et des frères. Pourquoi brusquement tout ce monde est devenu des ennemis les uns les autres. Qu’est-ce qui s’est passé. N’avons-nous pas assimilé les leçons et les conseils de Houphouët ? Quand on dit que la paix n’est pas un mot mais un comportement, est-ce que nous avons eu le comportement adéquat vis-à-vis des uns et des autres ? N’avons-nous pas méprisé les uns et les autres ou n’avons-nous pas été arrogants les uns envers les autres ? Vous savez, la gestion des relations humaines est très importante dans la gestion des affaires de l’Etat. Et c’est ce qui a fait la force d’Houphouët-Boigny. Je crois que c’est Dieu qui donne le pouvoir et ce n’est ni l’argent ni la puissance. Moi je respecte tous ceux qui sont au pouvoir parce que le pouvoir est de source divine. Le Pape Jean Paul II m’avait confié un jour en 1992 lorsque j’avais effectué une mission en son nom auprès du Roi Fahd d’Arabie Saoudite que le plus grand et beau bâtiment qui a été fait pour Dieu dans ce siècle, a été fait en Côte d’Ivoire et c’est la Basilique. Fort de cela, quelles que soient les difficultés que la Côte d’Ivoire va avoir, Dieu aura sa main sur ce pays. Dieu fera que la Côte d’Ivoire ne s’écroule pas et c’est ma conviction intime.
Interview réalisée par Paul Koffi
Collaboration : Jérôme N’dri
Parue dans ‘’Le Nouveau Réveil’’ du vendredi 18 janvier 2019.
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